mercredi 26 novembre 2014

Michel de Certeau, L'invention du quotidien, I : Arts de faire, Collection Folio essais (n° 146), Gallimard, 1990.

" Être élevé au sommet du World Trade Center, c'est être enlevé à l'emprise de la ville. Le corps n'est plus enlacé par les rues qui le tournent et le retournent selon une loi anonyme ; ni possédé, joueur ou joué, par la rumeur de tant de différence et par la nervosité du trafic new-yorkais. Celui qui monte là-haut sort de la masse qui emporte et brasse en elle-même toute identité d'auteurs ou de spectateurs. Icare au-dessus de ces eaux, il peut ignorer les ruses de Dédale en des labyrinthes mobiles et sans fin. Son élévation le transfigure en voyeur. Elle le met à distance. Elle mue en un texte qu'on a devant soi, sous les yeux, le monde qui ensorcelait et dont on était "possédé". Elle permet de lire, d'être un Œil solaire, un regard de dieu. Exaltation d'une pulsion scopique et gnostique. N'être que ce point fuyant, c'est la fiction du savoir.
Faudra-t-il ensuite retomber dans le sombre espace où circulent des foules qui, visibles d'en haut, en bas ne se voient pas ? Chute d'Icare. Au 110e étage, une affiche tel un sphinx, propose une énigme au piéton un instant changé en visionnaire : It's hard to be down when you're up. " p. 140


" C'est "en bas" au contraire (down), à partir des seuils où cesse la visibilité, que vivent les pratiquants ordinaires de la ville. Forme élémentaire de cette expérience, ils sont marcheurs, Wandersmänner, dont le corps obéit aux pleins et aux déliés d'un "texte" urbain qu'ils écrivent sans pouvoir le lire. C'est praticiens jouent des espaces qui ne se voient pas ; ils en ont une connaissance aussi aveugle que dans le corps à corps amoureux. Les chemins qui se répondent dans cet entrelacement, poésie indues dont chaque corps est un élément signé par beaucoup d'autres, échappent à la lisibilité. Tout se passe comme si un aveuglement caractérisait les pratiques organisatrices de la ville habitée. Les réseaux de ces écritures avançantes et croisées composent une histoire multiple, sans auteur ni spectateur, formée en fragments de trajectoires et en altérations d'espaces : par rapport aux représentations, elle reste quotidiennement, indéfiniment, autre. " p. 141-142

" Marcher, c'est manquer de lieu. C'est le procès indéfini d'être absent et en quête d'un propre. L'errance que multiplie et rassemble la ville en fait une immense expérience sociale de la privation de lieu- une expérience, il est vrai, effritée en déportations innombrables et infimes ( déplacements et marches), compensée par les relations et les croisements de ces exodes qui font entrelacs, créant un tissus urbain, et placée sous le signe de ce qui devrait être, enfin, le lieu, mais n'est qu'un nom, la Ville. " p.155

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